Le vicomte de Bragelonne. Tome IV (Дюма) - страница 12


– Dieu soit loué, dit-il, je puis donc ne plus penser qu’à moi.


Et, s’enveloppant de son manteau, de manière à cacher aux passants son visage attristé, il sortit pour se rendre à son propre logement, comme il l’avait promis à Porthos.


Les deux amis avaient vu le jeune homme s’éloigner avec un sentiment pareil de commisération.


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Seulement, chacun d’eux l’avait exprimé d’une façon différente.


– Pauvre Raoul ! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.


– Pauvre Raoul ! avait dit d’Artagnan en haussant les épaules.


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Chapitre CXCIX – Heu ! miser !


« Pauvre Raoul ! » avait dit Athos. « Pauvre Raoul ! » avait dit d’Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul devait être un homme bien malheureux.


Aussi, lorsqu’il se trouva seul en face de lui-même, laissant derrière lui l’ami intrépide et le père indulgent, lorsqu’il se rappela l’aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bien-aimée Louise de La Vallière, il sentit son cœur se briser, comme chacun de nous l’a senti se briser une fois à la première illusion détruite, au premier amour trahi.


– Oh ! murmura-t-il, c’en est donc fait ! Plus rien dans la vie !

Rien à attendre, rien à espérer ! Guiche me l’a dit, mon père me l’a dit, M. d’Artagnan me l’a dit. Tout est donc un rêve en ce monde !

C’était un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans ! Cette union de nos cœurs, c’était un rêve ! Cette vie toute d’amour et de bonheur, c’était un rêve !


Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s’attristent de mes peines et que mes ennemis rient de mes douleurs !…


Ainsi, mon malheur va devenir une disgrâce éclatante, un scandale public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt !


Et, malgré le calme promis à son père et à d’Artagnan, Raoul fit entendre quelques paroles de sourde menace.


– Et cependant, continua-t-il, si je m’appelais de Wardes, et que j’eusse à la fois la souplesse et la vigueur de M. d’Artagnan, je rirais avec les lèvres, je convaincrais les femmes que cette perfide, honorée de mon amour, ne me laisse qu’un regret, celui d’avoir été

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abusé par ses semblants d’honnêteté ; quelques railleurs flagorneraient le roi à mes dépens ; je me mettrais à l’affût sur le chemin des railleurs, j’en châtierais quelques-uns. Les hommes me redouteraient et, au troisième que j’aurais couché à mes pieds, je serais adoré par les femmes.


Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de La Fère lui-même n’y répugnerait pas. N’a-t-il pas été éprouvé, lui aussi, au milieu de sa jeunesse, comme je viens de l’être ? N’a-t-il pas remplacé l’amour par l’ivresse ? Il me l’a dit souvent. Pourquoi, moi, ne remplacerais-je pas l’amour par le plaisir ?