Le vicomte de Bragelonne. Tome IV (Дюма) - страница 13


Il avait souffert autant que je souffre, plus peut-être ! L’histoire d’un homme est donc l’histoire de tous les hommes ? une épreuve plus ou moins longue plus ou moins douloureuse ? La voix de l’humanité tout entière n’est qu’un long cri.


Mais qu’importe la douleur des autres à celui qui souffre ? La plaie ouverte dans une autre poitrine adoucit-elle la plaie béante sur la nôtre ? Le sang qui coule à côté de nous tarit-il notre sang ? Cette angoisse universelle diminue-t-elle l’angoisse particulière ? Non, chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure ses propres larmes.


Et, d’ailleurs, qu’a été la vie pour moi jusqu’à présent ? Une arène froide et stérile où j’ai combattu pour les autres toujours, pour moi jamais.


Tantôt pour un roi, tantôt pour une femme.


Le roi m’a trahi, la femme m’a dédaigné.


Oh ! malheureux !… Les femmes ! Ne pourrais-je donc faire expier à toutes le crime de l’une d’elles ?


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Que faut-il pour cela ?… N’avoir plus de cœur, ou oublier qu’on en a un ; être fort, même contre la faiblesse ; appuyer toujours, même lorsque l’on sent rompre.


Que faut-il pour en arriver là ? Être jeune, beau, fort, vaillant, riche. Je suis ou je serai tout cela.


Mais l’honneur ? Qu’est-ce que l’honneur ? Une théorie que chacun comprend à sa façon. Mon père me disait : « L’honneur, c’est le respect de ce que l’on doit aux autres, et surtout de ce qu’on se doit à soi-même. » Mais de Guiche, mais Manicamp, mais de Saint-Aignan surtout me diraient : « L’honneur consiste à servir les passions et les plaisirs de son roi. » Cet honneur-là est facile et productif. Avec cet honneur-là, je puis garder mon poste à la Cour, devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon régiment à moi. Avec cet honneur-là, je puis être duc et pair.


La tache que vient de m’imprimer cette femme, cette douleur avec laquelle elle vient de briser mon cœur, à moi, Raoul, son ami d’enfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave capitaine qui se couvrira de gloire à la première rencontre, et qui deviendra cent fois plus que n’est aujourd’hui Mlle de La Vallière, la maîtresse du roi ; car le roi n’épousera pas Mlle de La Vallière, et plus il la déclarera publiquement sa maîtresse, plus il épaissira le bandeau de honte qu’il lui jette au front en guise de couronne, et, à mesure qu’on la méprisera comme je la méprise, moi, je me glorifierai.


Hélas ! nous avions marché ensemble, elle et moi, pendant le premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par la main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la jeunesse, et voilà que nous arrivons à un carrefour où elle se sépare de moi, où nous allons suivre une route différente qui ira nous écartant toujours davantage l’un de l’autre ; et, pour atteindre le bout de ce chemin, Seigneur, je suis seul, je suis désespéré, je suis anéanti !