Le vicomte de Bragelonne. Tome IV (Дюма) - страница 36


En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mystérieux d’Athos, la visite inattendue de d’Artagnan, et le résultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés.


D’Artagnan en service, c’est-à-dire cloué à son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d’aussi pénibles conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit d’avoir été égoïste, d’avoir oublié son père pour son amour, d’avoir, en un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors qu’il

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s’agissait peut-être de repousser l’attaque imminente dirigée contre Athos.


Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut d’abord à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pôle opposé, s’élançait avec la même ardeur à la recherche de la vérité. Ces deux hommes s’étreignirent l’un et l’autre ; ils en étaient l’un et l’autre au même point de la parabole décrite par leur imagination.


– Grimaud ! s’écria Raoul.


– Monsieur Raoul ! s’écria Grimaud.


– M. le comte va bien ?


– Tu l’as vu ?


– Non ; où est-il ?


– Je le cherche.


– Et M. d’Artagnan ?


– Sorti avec lui.


– Quand ?


– Dix minutes après votre départ.


– Comment sont-ils sortis ?


– En carrosse.


– Où vont-ils ?

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– Je ne sais.


– Mon père a pris de l’argent ?


– Non.


– Une épée ?


– Non.


– Grimaud !


– Monsieur Raoul !


– J’ai idée que M. d’Artagnan venait pour…


– Pour arrêter M. le comte, n’est-ce pas ?


– Oui, Grimaud.


– Je l’aurais juré !


– Quel chemin ont-ils pris ?


– Le chemin des quais.


– La Bastille ?


– Ah ! mon Dieu, oui.


– Vite, courons !


– Oui, courons !

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– Mais où cela ? dit soudain Raoul avec accablement.


– Passons chez M. d’Artagnan ; nous saurons peut-être quelque chose.


– Non ; si l’on s’est caché de moi chez mon père, on s’en cachera partout. Allons chez… Oh ! mon Dieu ! mais je suis fou aujourd’hui, mon bon Grimaud.


– Quoi donc ?


– J’ai oublié M. du Vallon.


– M. Porthos ?


– Qui m’attend toujours ! Hélas ! je te le disais, je suis fou.


– Qui vous attend, où cela ?


– Aux Minimes de Vincennes !


– Ah ! mon Dieu ! Heureusement, c’est du côté de la Bastille !


– Allons, vite !


– Monsieur, je vais faire seller les chevaux.


– Oui, mon ami, va.


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Chapitre CCV – Où Porthos est convaincu sans

avoir compris


Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie antique, s’était décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusqu’au coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublié d’en prévenir son second, comme la faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles, Porthos s’était fait apporter par le garde d’une porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d’avoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchée. Il en était aux dernières extrémités, c’est-à-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux poussant à toute bride.