Le vicomte de Bragelonne. Tome IV (Дюма) - страница 54


– Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l’étais, il faut que mon ennemi soit bien puissant.

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– Il l’est.


– Plus puissant que ma mère, alors ?


– Pourquoi cela ?


– Parce que ma mère m’eût défendu.


Aramis hésita.


– Plus puissant que votre mère, oui, monseigneur.


– Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour qu’on m’ait séparé d’eux ainsi, j’étais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon ennemi ?


– Oui, un danger dont votre ennemi s’est délivré en faisant disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis.


– Disparaître ? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont-ils disparu ?


– De la façon la plus sûre, répondit Aramis : ils sont morts.


Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage.


– Par le poison ? demanda-t-il.


– Par le poison.


Le prisonnier réfléchit un instant.


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– Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité ; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme n’avaient jamais fait de mal à personne.


– La nécessité est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés.


– Oh ! vous ne m’apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant le sourcil.


– Comment cela ?


– Je m’en doutais.


– Pourquoi ?


– Je vais vous le dire.


En ce moment, le jeune homme, s’appuyant sur ses deux coudes, s’approcha du visage d’Aramis avec une telle expression de dignité, d’abnégation, de défi même, que l’évêque sentit l’électricité de l’enthousiasme monter en étincelles dévorantes de son cœur flétri à son crâne dur comme l’acier.


– Parlez, monseigneur. Je vous ai déjà dit que j’expose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rançon de la vôtre.


– Eh bien

! reprit le jeune homme, voici pourquoi je

soupçonnais que l’on avait tué ma nourrice et mon gouverneur.


– Que vous appeliez votre père.


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– Oui, que j’appelais mon père, mais dont je savais bien que je n’étais pas le fils.


– Qui vous avait fait supposer ?…


– De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui était trop respectueux pour un père.


– Moi, dit Aramis, je n’ai pas le dessein de me déguiser.


Le jeune homme fit un signe de tête et continua :


– Sans doute, je n’étais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, c’est le soin qu’on prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi m’avait appris tout ce qu’il savait lui-même : les mathématiques, un peu de géométrie, d’astronomie, l’escrime, le manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien ! un matin, c’était pendant l’été, car il faisait une grande chaleur, je m’étais endormi dans cette salle basse.