– Bien ; maintenant, voici ce dont il s'agit, monseigneur. Vous avez vu M. d'Artagnan à Paris, n'est-ce pas ?
– Certes, et c'est un homme d'esprit et même un homme de cœur, bien qu'il m'ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d'Emerys.
– Hélas ! oui, je le sais ; j'ai rencontré à Tours le courrier qui m'apportait la lettre de Gourville et les dépêches de Pellisson. Avez-vous bien réfléchi à cet événement, monsieur ?
– Oui.
– Et vous avez compris que c'était une attaque directe à votre souveraineté ?
– Croyez-vous ?
– Oh ! oui, je le crois.
– Eh bien ! je vous l'avouerai, cette sombre idée m'est venue, à moi aussi.
– Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du Ciel, écoutez bien… j'en reviens à d'Artagnan.
– J'écoute.
– 42 –
– Dans quelle circonstance l'avez-vous vu ?
– Il est venu chercher de l'argent.
– Avec quelle ordonnance ?
– Avec un bon du roi.
– Direct ?
– Signé de Sa Majesté.
– Voyez-vous ! Eh bien ! d'Artagnan est venu à Belle-Île ; il était déguisé, il passait pour un intendant quelconque chargé par son maître d'acheter des salines. Or, d'Artagnan n'a pas d'autre maître que le roi ; il venait donc comme envoyé du roi. Il a vu Porthos.
– Qu'est-ce que Porthos ?
– Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon à Belle-Île, et il sait, comme vous et moi, que Belle-Île est fortifiée.
– Et vous croyez que le roi l'aurait envoyé ? dit Fouquet tout pensif.
– Assurément.
– Et d'Artagnan aux mains du roi est un instrument dangereux ?
– Le plus dangereux de tous.
– Je l'ai donc bien jugé du premier coup d'œil.
– Comment cela ?
– 43 –
– J'ai voulu me l'attacher.
– Si vous avez jugé que ce fût l'homme de France le plus brave, le plus fin et le plus adroit, vous l'avez bien jugé.
– Il faut donc l'avoir à tout prix !
– D'Artagnan ?
– N'est-ce pas votre avis ?
– C'est mon avis ; mais vous ne l'aurez pas.
– Pourquoi ?
– Parce que nous avons laissé passer le temps. Il était en dissentiment avec la cour, il fallait profiter de ce dissentiment ; depuis il a passé en Angleterre, depuis il a puissamment contribué à la restauration, depuis il a gagné une fortune, depuis enfin il est rentré au service du roi. Eh bien ! s'il est rentré au service du roi, c'est qu'on lui a bien payé ce service.
– Nous le paierons davantage, voilà tout.
– Oh ! monsieur, permettez ; d'Artagnan a une parole, et, une fois engagée, cette parole demeure où elle est.
– Que concluez-vous de cela ? dit Fouquet avec inquiétude.
– Que pour le moment il s'agit de parer un coup terrible.
– Et comment le parez-vous ?