Le vicomte de Bragelonne. Tome 2 (Дюма) - страница 45

C'est que M. le comte de Guiche avait eu pour compagnon d'enfance, de Manicamp, pauvre gentillâtre vassal né des Grammont. C'est que M. de Manicamp, avec son esprit, s'était créé un revenu dans l'opulente famille du maréchal.

Dès l'enfance, il avait, par un calcul fort au-dessus de son âge, prêté son nom et sa complaisance aux folies du comte de Guiche.

Son noble compagnon avait-il dérobé un fruit destiné à Mme la ma-réchale, avait-il brisé une glace, éborgné un chien, de Manicamp se déclarait coupable du crime commis, et recevait la punition, qui n'en était pas plus douce pour tomber sur l'innocent.

Mais aussi, ce système d'abnégation lui était payé. Au lieu de porter des habits médiocres comme la fortune paternelle lui en faisait une loi, il pouvait paraître éclatant, superbe, comme un jeune seigneur de cinquante mille livres de revenu.

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Ce n'est point qu'il fût vil de caractère ou humble d'esprit ; non, il était philosophe, ou plutôt il avait l'indifférence, l'apathie et la rêverie qui éloignent chez l'homme tout sentiment du monde hié-

rarchique. Sa seule ambition était de dépenser de l'argent. Mais, sous ce rapport, c'était un gouffre que ce bon M. de Manicamp.

Trois ou quatre fois régulièrement par année, il épuisait le comte de Guiche, et, quand le comte de Guiche était bien épuisé, qu'il avait retourné ses poches et sa bourse devant lui, et déclaré qu'il fallait au moins quinze jours à la munificence paternelle pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son énergie, il se couchait, restait au lit, ne mangeait plus et vendait ses beaux habits sous prétexte que, restant couché, il n'en avait plus besoin.

Pendant cette prostration de force et d'esprit, la bourse du comte de Guiche se remplissait, et, une fois remplie, débordait dans celle de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommençait la même vie qu'auparavant.

Cette manie de vendre ses habits neufs le quart de ce qu'ils valaient avait rendu notre héros assez célèbre dans Orléans, ville où, en général, nous serions fort embarrassés de dire pourquoi il venait passer ses jours de pénitence.

Les débauchés de province, les petits-maîtres à six cents livres par an se partageaient les bribes de son opulence.

Parmi les admirateurs de ces splendides toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d'un syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé, toujours besogneux comme un Condé, empruntait souvent de l'argent à gros intérêt.