Le vicomte de Bragelonne. Tome 2 (Дюма) - страница 82

nement, de Guiche rentra dans sa tente, et s'assit sur un large escabeau, avec une telle expression de douleur, que Bragelonne le suivit du regard jusqu'à ce qu'il l'eût entendu soupirer ; alors il s'approcha. Le comte était renversé en arrière, l'épaule appuyée à la paroi de la tente, le front dans ses mains, la poitrine haletante et le genou inquiet.

– Tu souffres, ami ? lui demanda Raoul.

– Cruellement.

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– Du corps, n'est-ce pas ?

– Du corps, oui.

– La journée a été fatigante, en effet, continua le jeune homme, les yeux fixés sur celui qu'il interrogeait.

– Oui, et le sommeil me rafraîchirait.

– Veux-tu que je te laisse ?

– Non, j'ai à te parler.

– Je ne te laisserai parler qu'après avoir interrogé, moi-même, de Guiche.

– Interroge.

– Mais sois franc.

– Comme toujours.

– Sais-tu pourquoi Buckingham était si furieux ?

– Je m'en doute.

– Il aime Madame, n'est-ce pas ?

– Du moins on en jurerait, à le voir.

– Eh bien ! il n'en est rien.

– Oh ! cette fois, tu te trompes, Raoul, et j'ai bien lu sa peine dans ses yeux, dans son geste, dans toute sa vie depuis ce matin.

– Tu es poète, mon cher comte, et partout tu vois de la poésie.

– Je vois surtout l'amour.

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– Où il n'est pas.

– Où il est.

– Voyons, de Guiche, tu crois ne pas te tromper ?

– Oh ! j'en suis sûr ! s'écria vivement le comte.

– Dis-moi, comte, demanda Raoul avec un profond regard, qui te rend si clairvoyant ?

– Mais, répondit de Guiche en hésitant, l'amour-propre.

– L'amour-propre ! c'est un mot bien long, de Guiche.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, mon ami, que d'ordinaire tu es moins triste que ce soir.

– La fatigue.

– La fatigue ?

– Oui.

– Écoute, cher ami, nous avons fait campagne ensemble, nous nous sommes vus à cheval pendant dix-huit heures ; trois chevaux, écrasés de lassitude ou mourant de faim, tombaient sous nous, que nous riions encore. Ce n'est point la fatigue qui te rend triste, comte.

– Alors, c'est la contrariété.

– Quelle contrariété ?

– Celle de ce soir.

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– La folie de lord Buckingham ?

– Eh ! sans doute ; n'est-il point fâcheux, pour nous Français représentant notre maître, de voir un Anglais courtiser notre future maîtresse, la seconde dame du royaume ?

– Oui, tu as raison ; mais je crois que lord Buckingham n'est pas dangereux.

– Non, mais il est importun. En arrivant ici, n'a-t-il pas failli tout troubler entre les Anglais et nous, et sans toi, sans ta prudence si admirable et ta fermeté si étrange, nous tirions l'épée en pleine ville.

– Il a changé, tu vois.

– Oui, certes ; mais de là même vient ma stupéfaction. Tu lui as parlé bas ; que lui as-tu dit ? Tu crois qu'il l'aime ; tu le dis, une passion ne cède pas avec cette facilité ; il n'est donc pas amoureux d'elle !